Le 24 février dernier, la 42ème cérémonie des Césars récompense la jeune réalisatrice Alice Diop pour son moyen-métrage « Vers la Tendresse ». Un film expérimental à mi-chemin entre réel et fiction ou le récit sans filtres de l’amour dans les quartiers, narré par de jeunes garçons peu visibles.
Rencontre avec Alice Diop, une jeune documentariste qui grave le présent.
« Je voulais juste savoir si c’était fait exprès que l’on soit les deux blacks sélectionnées et nommées ? ».
Une note d’humour quelque peu sarcastique, passée inaperçue aux Césars 2017, qui donne le ton de l’allocution d’Alice Diop devant un parterre d’invités prestigieux. Ex-aequo avec Maïmouna Doucouré pour « Maman(s) », la jeune réalisatrice rend d’abord hommage aux voix de son film, ces quatre jeunes garçons issus de la Courneuve, du Blanc Mesnil et du Bourget sans qui ce film n’existerait pas. Elle cite leurs noms et prénoms mais aussi ceux d’autres « invisibles », victimes de violences policières et dont la parole n’est pas ou n’est plus.
César du Meilleur court-métrage pour « Maman » et… par CinemaCanalPlus
PRISE DE PAROLE
Un message spontané, plébiscité sur les réseaux sociaux, qui trouve écho avec la mort récente du jeune Adama Traoré et le viol dit présumé de Théo Luaka. « J’ai voulu saisir cette tribune, ces hauts parleurs portés sur moi pour rappeler la réalité et dire ce que je pensais. Pour que quelque part la démocratie se fasse » précise-t-elle. Récemment invitée en radio à participer à un débat sur la banlieue, Alice Diop se défend d’être un porte-parole : « Le militantisme n’est pas ma forme d’expression… Je suis cinéaste, mes réponses sont dans mes films. Ce que j’aimerais c’est qu’on me voit comme telle et pas comme une porte-parole de banlieue parce que j’y suis née et que la plupart de mes films s’y déroulent ».
Quinze ans déjà que la jeune réalisatrice française porte la voix en images de ceux qu’on ne voit pas, ou peu. Avec « Vers la Tendresse » sorti en avril 2016, Alice Diop donne à voir et à entendre sur ce sujet tabou de l’amour dans les banlieues, souvent traité d’un point de vue exclusivement féminin. Incarné par les voix de ces quatre hommes qui parlent certes crûment de leurs réalités, ce film est un témoignage, une preuve que ce sentiment, l’amour, est universel et à la portée de tous. Qu’il soit ressenti au milieu des tours ou dans un quartier huppé, l’amour avec un grand A ne se veut donc pas élitiste.
Sensibilité et pudeur nourrissent cette exploration sans voyeurisme de trente-neuf minutes dans l’intime de jeunes hommes souvent stigmatisés. De ces entretiens informels en 2012 avec ces trentenaires, qui bouleverseront la réalisatrice, naîtra l’idée d’un film en 2015 : « Je voulais rendre compte de l’extrême densité et complexité de ces garçons, qui font souvent l’objet de nombreux fantasmes et sont réduits à des clichés. Ils sont à la fois inexistants et pourtant si médiatisés d’autre part. Leurs récits, ces jeunes garçons méritaient d’être entendu. Je suis contente que leurs voix résonnent » affirme-t-elle.
C’est aussi là toute l’essence de ce long travail de recherches, d’auteur que la jeune femme réalise à travers ces films documentaires. Avec à son actif, 5 films dont la Mort de Danton, primé au Cinéma du Réel en 2011. Et une passion du cinéma intacte, impulsée dès l’enfance par un père d’origine sénégalaise, dont la médiathèque regorgeait de films en tous genres, soigneusement étiquetés et archivés sur cassettes vidéo.
LE DOCUMENTAIRE, PARENT PAUVRE DU CINÉMA
Alice Diop a choisi le documentaire pour sa liberté de narration, « un cinéma beaucoup plus inventif » selon elle. Ses premiers émois, la jeune étudiante en Master Images et Société, les doit au film les Contes et Comptes de la Cour d’Eliane De Latour, cinéaste française. A travers ce documentaire portrait de quatre jeunes femmes nigériennes, dans la cour d’un harem, la jeune cinéphile âgée d’une vingtaine d’années découvre la manière dont l’anthropologue regarde les personnages, les filme, les interroge. Touchée, la jeune femme comprend alors que le documentaire est « la forme la plus juste à ma portée pour dire des choses. Beaucoup plus puissante comme discours que n’importe quelle thèse sociologique. Et plus démocratique, on touche les gens par l’émotion du cinéma » confie-t-elle. S’ensuivront les chefs d’œuvres de réalisateurs pourtant méconnus du grand public comme Chris Marker ou Johan Van der Keuken, qui seront aussi une source intarissable d’inspiration…
En digne créative qui se nourrit d’un rien, Alice Diop s’inspire de tout, de la musique, des gens qui l’entourent. Cette boulimique littéraire fan de Marguerite Duras, n’en est pas moins ou autant inspirée par les écrits de Marine N’Diaye, prix Goncourt pour 3 femmes puissantes, dont elle admire l’universalité humaine et la discrétion. Une écrivaine de talent « qui aura un jour le prix Nobel c’est sûr », confie la jeune femme au franc parler : « A travers ce livre, Marie N’Diaye me dit ne te laisses pas enfermer dans des cases. Creuse, invente, trouve le moyen de t’exprimer. Même en tant que femme noire, elle prouve que l’on peut être animée par cette universalité et l’incarner. »
En ayant opté pour cette forme de cinéma, la réalisatrice est consciente de « marcher sur des œufs » comme elle le dit si bien. La précarité du documentaire, la réalisatrice la connaît. « Je réalise un film tous les trois ans, je ne peux pas en faire un chaque année, à moins de produire pour produire mais ce n’est pas mon choix » évoque la jeune femme. Au sortir de la Mort de Danton, et après la naissance de son fils aujourd’hui âgé de huit ans, la jeune maman en plein questionnement doit aussi trouver de quoi vivre. En effet, le long travail d’écriture et de repérages du réalisateur n’est pas financé en documentaire, exception faite pour les heureux chanceux qui se voient attribuer une bourse d’écriture. Autant dire la plus grande partie du travail de création, pourtant vital à la recherche de financements.
Aujourd’hui, Alice Diop se dit chanceuse de pouvoir transmettre, grâce à des ateliers de réalisation documentaire qu’elle dispense à la Cifap et aux Ateliers Varan, depuis 2012. « Parler de cinéma documentaire, montrer des films que personne ne voit, qui pourtant sont des chefs d’œuvre de la grande famille du cinéma, c’est génial. Ces échanges, ce travail d’analyse nourrissent la réalisation de mes films, au quotidien. » L’opportunité aussi d’une certaine stabilité économique, trouvée depuis peu.
LE SAINT GRAAL DU CINÉMA
Ce César, symbole d’une entrée officielle au royaume du 7ème art, Alice Diop ne s’y attendait pas. En effet, « Vers la Tendresse » est une sorte d’ovni dans la famille des genres documentaire et fiction, un hors format de 40mn pour lequel la réalisatrice a désynchronisé le son et l’image. Une œuvre qui a pris du temps à trouver sa place, beaucoup plus que la Permanence ou la Mort de Danton. Boudé par les festivals au départ, ce moyen métrage hybride a connu des débuts difficiles. Le film trouvera finalement audience au Festival International de Films de Femmes 2016 avec le prix du public du Meillleur Court métrage français. Puis poursuivra son bout de chemin au Festival du Cinéma de Brives avec le Grand Prix France, sera projeté en avril 2016 au Forum des Images et consacré par un César, salle Pleyel.
Non sans être fière de remporter l’un des 25 trophées créés pour l’occasion, la documentariste met un point d’orgue à « mettre le César à la bonne place ». Elle confie : « Je suis très contente de l’avoir reçu. Mais je ne fais pas du cinéma pour avoir un César, ce qui m’intéresse d‘ abord c’est de questionner le pays, la société dans laquelle je vis, de mettre en lumière des gens qui me touchent et me bouleversent. Je continuerais à faire du cinéma avec la même envie, les mêmes raisons. Peut-être avec plus d’aisance et de facilités mais pas sans moins de doutes… ». Des doutes indispensables, selon la jeune femme, dans son processus de création mais qui n’ont jamais semé le trouble de sa légitimité. « J’ai toujours avancé film après film, en tentant d’éclairer l’obscurité qui me pousse à la création. Ce qui m’a sauvé, ça a été de me concentrer sur ce que j’avais à dire et la façon dont je voulais le dire. Et non si le film allait marcher ou pas ».
Ce César, Alice Diop dit aussi vouloir le dédier à Amrita David, sa monteuse et compagne de route depuis la « Sénégalaise et les Sénégauloises », réalisé en 2007. « Amrita m’a aidé à grandir, à prendre confiance en moi, à mettre de côté les discours théoriques pour aller vers la puissance du cinéma. Son travail est d’une grande finesse et justesse. On vit ensemble tous ces films depuis notre première « colocation », ce César elle le mérite tout autant que moi. » précise-t-elle. Alice Diop n’oublie pas de remercier son mari, cadreur et monteur, sans qui elle ne pourrait assouvir cette nécessité presque urgente de raconter le réel en images. « Mon partenaire, qui a une activité professionnelle beaucoup plus stable et régulière, m’offre cette liberté de faire ce que j’ai à faire » confie-t-elle.
A 37 ans, Alice Diop ne veut pas se faire d’illusion sur la « portée » de cette récompense si convoitée. La jeune femme relativise : « On est plus exposée, certes plus attendue après un César mais je veux garder les pieds sur terre. Je vais faire une pause pour faire redescendre cette grande émotion et garder un désir sain de faire des choses ».
Fidèle à elle-même, Alice Diop veut continuer son chemin de vie et porter en images la société d’aujourd’hui.
Découvrez le film au Forum des Images, le 7 mars 2017, 2 rue du cinéma, 75001 Paris.
Mais aussi sur la plateforme documentaire Tenk, disponible sur abonnement.